Alors que son pays se remet lentement des journées de braise de fin octobre/début novembre, l’ancien président burkinabè a posé ses valises à Yamoussoukro. Retour sur quelques-unes des facettes méconnues du dernier « baobab » d’Afrique de l’Ouest.
De Yamoussoukro, où il a trouvé refuge après son départ précipité de Ouagadougou, Blaise Compaoré doit se mordre les doigts ! Faute d’avoir écouté ceux qui, comme certains de ses proches et même son épouse ivoirienne, Chantal Terrasson de Fougères, lui conseillaient d’abandonner son projet fou de révision constitutionnelle, il est tombé, comme une mangue mûre. Avec une foule en colère massée aux abords de son palais, il a préféré fuir avant d’être exfiltré en Côte d’Ivoire – suprême injure pour un ex-officier révolutionnaire au nationalisme chevillé au corps – à bord d’aéronefs français. Pitoyable sortie de scène d’un homme naguère sûr de son fait, calculateur et cynique, que rien, ni les tentatives de putsch, ni les mutineries, encore moins les manifestations de rue, ne semblait jusque-là pouvoir ébranler.
Tout à ses rêves d’omnipotence régionale et à sa quête frénétique du prix Nobel de la paix, il en a oublié ses propres ouailles, l’usure du temps, le ras-le-bol grandissant tout comme l’aspiration irrépressible des nouvelles générations à davantage de liberté. Tel un bateau ivre, le règne de celui qui était encore, il y a peu, le champion toutes catégories des chefs d’Etat d’Afrique de l’Ouest pour le nombre d’années passées au pouvoir, a sombré.
Défait par la génération internet et les rastas
Vingt-sept ans de pouvoir, c’est, après tout, un bail ! Lorsqu’il accéda de manière tonitruante à la tête de son pays, le 15 octobre 1987, Ronald Reagan était encore aux affaires. Depuis, George H. Bush, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama se sont succédé à la Maison Blanche. Comme si le temps s’était figé au « pays des hommes intègres », le locataire du palais de Kosyam est resté le même. Il a fallu la détermination de la jeunesse urbaine précédée d’un travail de fourmi de l’opposition pour abattre le dernier baobab ouest-africain et mettre un terme à son entêtement de réviser la Constitution pour s’installer durablement au pouvoir. La génération internet, les geeks, les rappeurs et autres rastas, notamment du « Balai citoyen », ont réussi là où bien des politiques et des mutins ont échoué ces dernières années.
Curieux destin que celui de ce sexagénaire ayant subtilement troqué le treillis contre un costume européen, au point de faire oublier son corps d’origine. Si l’essentiel de sa carrière militaire et politique et les règlements de comptes sanglants et autres assassinats qui ont accompagné son ascension au pouvoir et émaillé son règne sont connus, les multiples facettes et casquettes du personnage le sont moins.
Tous les journalistes qui l’ont rencontré un jour vous le diront : Blaise Compaoré ne répondait jamais à une question ou même à une banale interpellation en public sans marquer un temps d’arrêt. Dans son regard, l’on devinait alors qu’il retournait la question dans sa tête, sans doute pour en extirper les pièges éventuels. Constamment sur le qui-vive, le tombeur de Thomas Sankara flairait le guet-apens en tout et partout.
Une coterie de journalistes à sa dévotion
A son actif, un côté « gros bosseur » qui lui valait l’admiration même de certains de ses adversaires. Aussi, un bon carnet d’adresses et une connaissance surprenante des rouages complexes de l’économie et des finances ouest-africaines.
Sérieux, ponctuel, il pouvait donner un rendez-vous deux mois à l’avance et le respecter, à un quart d’heure près. Sur la géopolitique régionale, il n’y avait pas meilleur expert, tout comme d’ailleurs sur péripéties de la politique intérieure française. Il entretenait de solides réseaux où se croisaient, parfois sans se rencontrer, des officiers, des élus de droite comme de gauche, des notables francs-maçons et des universitaires français conquis par son calme, une certaine rigueur martiale, une bonne connaissance des dossiers, une discrétion à toute épreuve et, ce qui ne gâchait rien, une générosité à la mesure des finances de son pays.
Après des débuts calamiteux, en termes d’image, le tombeur de Thomas Sankara avait, sur les conseils d’un ami journaliste, appris à utiliser le téléprompteur lors de ses prestations télévisées. Il avait mis en place, en Afrique et bien au-delà, une coterie de journalistes, bien souvent de la gent féminine, qu’il alimentait régulièrement en informations, et qui, en retour, étaient autant d’informateurs appréciés. On l’aura compris : Blaise Compaoré savait se faire du bien en faisant du bien. Et c’est bien ce que lui reprochent ses contempteurs.
« Un monstre froid ». Ainsi le qualifia un jour, en privé, une dame envoyée au Burkina par une maison d’édition pour nouer un premier contact en vue de rédiger une biographie à sa gloire. Sans doute pour l’impressionner, Blaise Compaoré emmena la visiteuse dans son domaine de Ziniaré, à 35 kilomètres au nord-est de Ouagadougou, où le maître de céans vit entouré d’animaux sauvages. Commentaires de cette dernière, après avoir observé son hôte contemplant d’un regard jouissif un fauve du domaine dévorant une biche prise au piège : « Cet homme n’a pas peur du sang. Pire, cela l’excite. C’est un monstre froid ».
Surnom : Ravaillac
« Blaise Compaoré a un sérieux problème avec le sommeil », analyse par ailleurs au téléphone le docteur Mamadou Mbodji, psychologue à Dakar. Surnommé « Ravaillac », du nom de l’assassin du roi de France Henri IV, par ses camarades de lycée, Compaoré eut en effet cette réponse désarmante lorsqu’on lui demanda en octobre 1987 de s’expliquer sur la liquidation de Sankara qu’il considérait, la veille encore, comme « son frère » : « Je ne sais pas ce qui s’est passé, je dormais », lâcha-t-il.
Lorsque, deux ans plus tard, deux autres de ses frères d’armes et poches compagnons, le commandant Jean-Baptiste Lingani et le capitaine Henri Zongo, furent sommairement exécutés, Blaise Compaoré se trouvait de nouveau dans les bras de Morphée. « Comment est-ce possible qu’un tribunal révolutionnaire condamne à mort et fasse exécuter les numéros 2 et 3 du régime sans que l’on ne réveille le numéro 1 pour prendre son avis préalable ? », risqua, à l’époque, un journaliste. « Ce sont des jeunes qui assument parfaitement leurs responsabilités », s’entendit répondre l’intéressé. Nouvelle question : « Dans ce cas, ils peuvent bien se lever un matin, se saisir du numéro 1, le juger et le faire exécuter ». Réplique du président du Faso : « Ah non ! Ce sont des jeunes éveillés et responsables… »
« L’invocation du sommeil permet à Blaise Compaoré de dégager sa propre responsabilité, de se défausser sur autrui, en l’espèce sur sa garde rapprochée, comme si celle-ci pouvait agir à sa guise et à son insu, poursuit le psychologue dakarois Mamadou Mbodji. Mais quand il fallu modifier la Constitution ou lorsqu’il a fallu prendre la poudre d’escampette, il a curieusement oublié de dormir. »
La hantise des autres chefs d’Etat
Redouté au pays, « Ravaillac » donnait des sueurs froides à nombre de ses pairs d’Afrique qui en étaient arrivés à considérer le Burkina comme un sanctuaire de la subversion. Si Kadhafi tenait Compaoré en haute estime, le Béninois Thomas Yayi Boni s’en méfiait comme de la peste. Tout comme les présidents malien, Ibrahim Boubacar Kéita, et nigérien, Mahamadou Issoufou qui critiquaient mezza voce sa duplicité dans la crise au Sahel. Le Mauritanien Mohamed Ould Abdel Aziz voyait sa main (et celle du très redouté conseiller officieux de Compaoré, Moustapha Chaffi) derrière les multiples tentatives de putsch dans son pays. Le Congolais Denis Sassou Nguesso le tenait à distance depuis l’assassinat de Sankara.
Depuis sa prison néerlandaise, où il attend d’être jugé, l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo tient pour le principal responsable de ses malheurs un homme qui, à ses yeux, poussait le cynisme jusqu’à proposer ses services après avoir lui-même allumé l’incendie : « J’ai largement versé la dîme pour avoir la paix, mais cela n’a semble-t-il pas suffi », confia Gbagbo à l’auteur de ces lignes lors d’un entretien en juin 2013 à La Haye. Le Guinéen Alpha Condé faisait ami-ami avec Blaise Compaoré tout en maintenant constamment un œil ouvert.
Il était aussi la bête noire des dirigeants successifs du Nigeria, le « géant » de l’Afrique de l’Ouest, à cause de son activisme dans le conflit libérien et de son soutien avéré au chef de guerre Charles Taylor. Et, même Alassane Ouattara, son généreux hôte du moment qui lui doit en partie son pouvoir, a failli, au début des années 1990, faire les frais d’un coup fourré de ce grand cynique. C’est, du moins, ce que racontait en privé, il y a quelques années encore, l’ancien président ivoirien Henri Konan Bédié, héraut de l’idéologie « ivoiritaire » et longtemps pourfendeur de Ouattara, avant de rallier ce dernier sur le tard.
Bédié rapporte ainsi qu’avant de nommer Ouattara aux postes de « coordonnateur de l’action gouvernementale », puis de Premier ministre de la Côte d’Ivoire, en 1990, Houphouët envoya des émissaires à Ouagadougou pour s’enquérir de l’avis de Blaise Compaoré. Laconique et énigmatique, comme à son habitude, le Burkinabè demanda alors aux missi dominici si le président Houphouët-Boigny connaissait suffisamment Ouattara pour lui confier de telles responsabilités. De retour à Abidjan, les envoyés spéciaux auraient résumé au « Vieux » l’avis de Compaoré en ces termes : « Il pense que vous devriez vous en méfier ».
Depuis la chute de leur ténébreux et belliqueux voisin, inutile de dire que, de Cotonou à Nouakchott, en passant par Accra, Niamey, Conakry et Bamako, on a poussé un « ouf » de soulagement. Seuls Alassane Ouattara et le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro, qui ont offert l’asile à Compaoré, semblent porter le deuil. Loin des riches lambris et dorures du palais de Kosyam, le cercle des amis, réels ou supposés, a commencé à se rétrécir.
A Ouaga, comme naguère à Dakar ?
Beaucoup d’analystes ont comparé, ces derniers temps, les événements du Burkina Faso à la situation qui prévalait au Sénégal avant la présidentielle de 2012. Le raccourci est quelque peu rapide.
Certes, il y a quelques similitudes. La première se trouve dans la manière dont la population, à Dakar comme à Ouagadougou, s’est soulevée contre des projets jugés périlleux pour la démocratie.
En 2011, les Sénégalais se sont ainsi opposés à une transmission dynastique du pouvoir entre le président Abdoulaye Wade et son fils, Karim Wade. Devant la furie populaire, le projet a été abandonné.
Au Burkina, Blaise Compaoré a, un moment, caressé le rêve d’une succession adelphique (d’un frère à un autre) au profit de son jeune frère, François Compaoré. Face à une forte opposition, y compris dans sa propre famille politique, le projet a été enterré.
Là s’arrêtent les similitudes
Wade a été démocratiquement élu en mars 2000 face au sortant, Abdou Diouf. On peut certes contester la décision, mais, douze ans plus tard, sa candidature a été bel et bien validée par le Conseil constitutionnel. Et ce sont les électeurs qui, en mars 2012, lui ont indiqué la porte de sortie en élisantMackySall. Ce n’est pas la rue qui l’a fait partir.
Compaoré, lui, est arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’état. Il l’a perdu, vingt-sept ans plus tard, après un soulèvement populaire au terme duquel l’armée s’est emparée du pouvoir.
RFI